Nneka : nouvelle

Nneka : nouvelle


Happée dans un abîme sans fin , elle s’accrochait désespérément aux rebords du puits pour tenir . L’obscurité, le froid, la nudité que couvrait à peine le pagne qui ceignait de manière ferme son corps ; non jamais Nneka n’aurait imaginé que sa pire ennemie se tenait quotidiennement en face d’elle , patronne odieuse certes mais la jeune femme de vingt quatre ans tenait mordicus à ses principes de loyauté , décidée à célébrer le ciel pour le petit salaire qu’elle recevait et fermer les yeux sur le reste .

Cette fois fut la fois de trop . Femme frêle et fragile , elle suffoquait , priait dans son cœur , se demandant si un jour le ciel entendrait ses cris d’enfant maltraitée et délaissée par des parents à la condition trop modeste pour prendre soin d’elle . Elle perçut dans sa douleur , ses mains écorchées vives et en sang , puis celles, cruelles, de la dame qui se faisait passer pour sa protectrice et qui relevait chacun de ses doigts afin de la faire tomber pour toujours dans ce puits .

" Comment as tu osé poser le regard sur mon mari ?” Hurlait Tiaraoluwa , les yeux injectés de sang .

Ses mains ébène couvertes de bijoux en or , cartier et van Cleef , manucurées avec précision , s’activaient à relever les doigts meurtris de sa domestique. Fureur inégalée ! Le visage habituellement lisse de cette femme d’âge mûr , d’une cinquantaine d’années , était défiguré par une colère inhumaine et inexplicable.


"  Madame s’il vous plaît … “ supplia Nneka dans un chuchotement étouffé, plaidant pour sa vie qui ne tenait désormais plus qu’à un fil .

Les injections de Botox que s’infligeait Tiaraoluwa ne masquaient plus les petites rides qui apparaissaient lorsqu’elle était prise dans l’étau de sa folie meurtrière .

Malgré toute sa fortune , elle en voulait à Nneka pour un oui et un non . Volontairement elle renversait des excréments sur le sol de son salon pourtant récuré par la jeune femme et l’obligeait à repasser la serpillère. Elle lui interdisait de s’offrir de nouveaux vêtements et menaçait sans arrêt de la renvoyer. Cette nuit cependant , elle s’était rendue dans l’arrière cour où dormait la jeune femme , pour la traîner vers le puits et lui infliger une énième leçon .


« Nneka ! Nneka ! Nneka ! »

Par trois fois , elle entendit les cris de sa mère qui l’avait confié à cette femme en espérant que sa fille eût de meilleures opportunités d’avenir . Elle aurait pu rejoindre la demeure des voisins de Madame Tiaraoluwa mais cette dernière avait assuré à son entourage que Nneka n’était qu’une bonne à rien , une prostituée et une voleuse de maris , des accusations infondées pour la pauvre domestique qui n’avait jamais connu d’homme et s’acharnait à gagner quelques nairas pour prendre soin de sa mère restée au village .

« Ce soir tu vas mourir ! » asséna Tiaraoluwa en retirant l’index puis le pouce gauche de la jeune femme du rebord du puits .

Nneka s’apprêtait à sombrer dans l’abîme .

«  Nadia ? Nadia? Nadia? »

Elle sursauta et faillit s’étouffer avec les couvertures de satin blanc qui la recouvraient .

« Encore ce cauchemar ? »

C’était la voix apaisante quoique lasse de Hakeem son époux . Elle n’était plus au Nigeria . Elle était dans le penthouse de son époux au coeur de l’Upper East Side de New York.  Elle avait fait partie de la génération « Japa » qui fuyait le pays . Il retira les couvertures sous lesquelles elle étouffait et la serra contre son torse couleur noix d’avocat . A son “quel est ton nom?”, elle avait répondu qu’elle s’appelait Nadia et qu’elle était orpheline, qu’elle avait perdu ses papiers. 

« la thérapie ma chérie ? »

Nneka acquiesça indifférente et observa son reflet dans le miroir de la chambre conjugale . Son visage couleur caramel avait viré au jaune blême . Ses traits de poupée noire étaient tirés et l’ossature de ses omoplates s’était creusée . Impuissante face aux tortures de son passé , elle avait pourtant réussi à s’échapper , retrouvée presque morte par le jardinier de  Madame Tiaraoluwa, rescapée et emmenée en catastrophe à l’hôpital .

Puis sa route avait croisé celle de Hakeem , banquier d’affaires en déplacement à Lagos . Il avait succombé à son extrême douceur et sa fragilité, à ses cheveux courts aux frisures serrées , à  ses yeux noirs et à leur expression étonnamment rebelle . Elle était sa femme, son épouse , et il portait désormais le fardeau de ses traumatismes et ce malgré le changement de la jeune femme . Si à trente cinq ans , Nneka portait désormais des bijoux en diamant et des tailleurs en cachemire et que son afro avait triplé de volume , demeurait l’extrême vulnérabilité de l’enfant maltraitée sous les couches de maquillage savamment travaillées . Pour les américains, elle était Nadia, la philanthrope et l’épouse d’un homme d’affaires.  

Nneka repoussa l’étreinte de Hakeem et se précipita devant la baie vitrée. Lorsqu’elle vit de loin, au bas de leur immeuble, les cheveux savamment défrisés de Tiaraoluwa et son visage ébène aussi lisse que fermé, elle perdit presque connaissance sous le regard effaré de son conjoint.

Il savait qu’elle vivait avec un secret. Nadia n’avait jamais voulu le lui révéler et cultivait le culte du silence.

Cécilia Emma Wilson

Author